Un voyage libre de contrainte
Ce qui émeut la Chine, ce ne sont pas les choses en soi, ni leur essence, c’est leur habilité à se déployer dans l’espace et dans le temps, c’est leur aptitude au mouvement et aux métamorphoses.
« Les hommes vrais1 d’autrefois ignoraient l’amour de la vie et l’horreur de la mort. Leur entrée en scène dans la vie ne leur causait aucune peur. Calmes, ils venaient, calmes, ils partaient, doucement, sans secousses, comme en planant2. »
À l’instar de ses mots qui passent d’un sens à un autre, d’une fonction à une autre et d’une nature à une autre suivant les nécessités de la phrase, le Chinois s’intéresse aux transits, à la navigation, à l’aéronautique. Sa pensée s’accommode aux reliefs du paysage de la même manière que le li, 里, l’unité de mesure ancienne3, prend la mesure du pas. Des plaines du nord aux précipices du sud, xiao yao you, 逍 遥 游, un « voyage libre de toute contrainte » est son modèle. « Il n’y a rien de tel que le voyage ! Quand on sait voyager, on ne sait plus où on va ; quand on sait contempler, on ne sait plus ce qu’on voit.
Je parle de voyage, je parle de contemplation quand tout se prête au mouvement, quand tout se prête à la vision ! Il n’y a rien de tel que ce voyage-là ! rien de tel !... 4 » Ouverture à l’indéterminé,
à l’indéfini, à l’insitué, « plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau », comme l’espérait Baudelaire.
C’était en 2005, dans les gorges d’un affluent du Qingjiang5. La journée était belle et pour descendre les rapides en rafting, le guide nous avait prêté des casques et des petites bouées en « frigolite ». Bien qu’il nous ait conseillé d’enfiler un maillot, il nous avait juré qu’on sortirait de là aussi secs que des biscuits à la farine de poisson. Tian Liyang, maître taoïste des Wudangshan, fermait le cortège des radeaux. De le voir tout rond, avec son grand short à pois rouges et le casque qui tenait en équilibre sur le haut de son épingle à chignon, c’était déjà la bonne humeur générale ; le processus du rire s’était mis en route…
Puis, quelle partie de plaisir ce fut quand, emportés par les courants, on n’avait plus d’autre choix que de nous laisser aller, de lâcher tout contrôle sur nos frêles embarcations ! Maître Tian était ravi, au comble d’une joie enfantine, il pagayait, riait, criait, chantait à tue-tête en sa langue natale, celle des Tujia. Se laissant voguer dans les tumultes de la rivière, il était le prototype du voyageur chinois : sans bagages, il dérivait selon le hasard, comme ses propres ancêtres qui, pour se déplacer d’un village à l’autre, s’accrochaient à une calebasse vide leur servant de dériveur. L’imperfection de l’embarcation s’accordait à l’insitué de leur destination : le courant du Qingjiang ne s’arrêtait pas à chaque patelin, attendant que les passagers veuillent bien débarquer. Qu’il se déplace en calebasse, en TGV ou en dragon volant, ce qui anime le voyageur chinois, c’est le plaisir de se laisser emporter par la puissance des courants, « c’est plonger avec l’eau qui tombe et émerger avec l’eau qui reflue, c’est suivre le dao, 道, sans chercher à imposer son moi, c’est s’en remettre aux lignes conductrices naturelles du li, 理 6 ».
Légère, la pensée nomade ignore l’objectif à atteindre. Au lieu d’une traversée rectiligne menant notre barque dans une direction déterminée et vers une destination programmée, n’est-il pas plus
agréable, et finalement plus efficace, de nous laisser aller à une promenade qui invite à découvrir nos potentiels ?
Si nous sommes disposés à ne recourir à aucune idée préconçue, à aucun plan préétabli, la situation dans laquelle nous nous trouvons peut être vécue comme une occasion d’exercer notre adaptabilité. Observer ce qui émerge et ce qui prend forme, ne rien vouloir diriger, cela demande une grande disponibilité. « Le sage n’a d’autre positon possible que cette non-position qu’est la disponibilité : celle de ne s’en tenir à aucun parti ou, pour le dire autrement, de ne s’enliser d’aucun côté, mais d’évoluer constamment “en accord” avec le moment7. »
1 « Hommes vrais » est la traduction de zhengren, idéal taoïste.
2 BERNARD (Suzanne), Le Rêve chinois, Paris, Le Temps des Cerises, 2004, 157 pages,
p. 35.
3 Le li chinois a été fixé à un demi-kilomètre, mais traditionnellement il a varié suivant les époques et il variait aussi selon le temps qu’on mettait à le parcourir (on le comptait plus long en montagne, par exemple).
4 BILLETER (Jean-François), Leçons sur Tchouang-Tseu, ouvr. cité, p. 118.
5 Dans le Hubei
6 Zhuangzi, dans CHENG (Anne), Histoire de la pensée chinoise, ouvr. cité, p. 117-118.
7 JULLIEN (François), Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, ouvr. Cité, p. 172.