L’âme en Chine et en Occident

« La notion d’âme, l’idée d’une essence entièrement spirituelle et qui s’opposerait au corps comme à l’ensemble des corps matériels est tout à fait étrangère à la pensée chinoise »  

Marcel Granet, dans : « La Pensée Chinoise »

Depuis l’antiquité grecque, la pensée occidentale s’est élaborée autour de la notion de transcendance. Essayant de répondre aux questions surgies de notre champ de conscience et posées par l’angoisse face au temps (questions de notre origine et de notre mort), l’Occident a désigné un « ailleurs », un « en-dehors de nous », un « autre tout autre ». Cet « Autre Suprême » devint la force spirituelle de l’Occident, distributeur de vie et de mort, et idéal à atteindre. Le but se situant en dehors de l’humain, il lui fut inaccessible à tout jamais.

L’Occidental est marqué par cette logique d’exclusion: d’une part, il pressent sa force spirituelle, il ne peut s'empêcher de la concevoir comme immortelle, transcendant les lois physiques du temps ; d’autre part, il vit de sa matière qu'il conçoit comme mortelle, ce sont ses molécules, ses organes, son corps.

La Chine, plus pragmatique, s’est attachée à comprendre comment fonctionnent l’univers et le monde dans lequel évolue l'être humain. Les interrogations par rapport à l’origine ont été laissées à l’arrière plan au profit de l’observation du tangible. Dès les premières observations, une évidence est apparue: l’évolution de tous les phénomènes observables peut se comprendre selon une dynamique qui s’établit entre les deux pôles des multiples contradictions habitant et structurant chacun de ces phénomènes. Ces deux pôles furent désignés de diverses manières dans l'Histoire de la Chine : par un trait laissant apparaître un vide et un trait plein, par des chiffres pairs et impair; par le couple Yin-Yang.

Le Qi (qu'on traduit d'habitude par « énergie ») peut aussi être compris dans la dynamique Yin-Yang : il est alors la transformation de la matière en mouvement ou du mouvement en matière. Le Qi est donc ce qui relie la matière au mouvement, ce qui peut se lire dans le caractère « Qi » 。

氣 : qi (ancien caractère), avec :

气: vapeur du riz

米: botte de riz

Pour la pensée chinoise, chacun des composants de l’univers est une manifestation particulière du « Qi Un » (ou « Qi Yi »). Ce Qi est appelé « Un » parce qu'il ne s’est pas encore différencié, il n’est que centre, que « identique à lui-même ». Autrement dit, il n’est pas encore marqué par la dynamique Yin-Yang, par une quelconque différentiation. C'est à partir de cette trame indifférenciée de Qi que jaillit une première dynamique Yin-Yang, une première différentiation. Chacun des composants de l’univers, que ce soit une poussière d’étoile, une goutte de rosée, une vache qui broute dans un pré ou l’aile d’un papillon, est une forme particulière de ce « Qi Un ». L'ensemble de ces composants est désigné par le terme « Wan Wu » ou « 10.000 choses », la biodiversité. Le chiffre 10.000 fait référence à la diversité de tout ce qui apparaît, existe et meurt dans le monde phénoménal. Chacun de ces « Wan Wu » est caractérisé par un état de condensation spécifique du « Qi Un », c’est ce qui le distingue de tous les autres « Wan Wu ».

C'est dire que chaque vie sur terre est caractérisée par un état de condensation spécifique du « Qi Un ». La MTC le nomme le « Jing Qi »: c’est la forme la plus dense, lourde et lente du Qi, autrement dit, ce sont les substances matérielles qui, sous forme d'un ensemble organisé, constituent les potentialités fonctionnelles de chaque vie. Le Jing Qi prend en charge les processus de conception, reproduction et vieillissement de tout organisme vivant (processus qui dépendent de l’apparition de la molécule d’ADN depuis les premières formes de vie). Nous autres, êtres humains, faisons partie du monde vivant. Nous sommes donc pourvus de cet état de condensation spécifique du « Qi Un » au même titre que les unicellulaires et que toutes les autres espèces vivantes. Mais nous sommes aussi pourvus d’un état de condensation du « Qi Un », plus éthéré, subtil, rapide et impalpable qui gère ce qui a transformé «l’homo érectus » en «homo  sapiens » : la conscience, nommée « Shen Qi ». Certains le traduise par « esprit », ou « âme », ou « conscience ».

Le Jing-Shen de l’être humain (c’est à dire, son Qi le plus dense et son Qi le plus éthéré) répond à la dynamique du couple : le Jing (aspect yin, lourd, dense du Qi) peut se transformer en Shen (aspect yang, léger, subtil), et Shen peut se transformer en Jing. Ces transformations, aller-retours de Jing à Shen et de Shen à Jing, conduisent chaque être humain sur sa propre voie. Une personne en bonne santé transite sans heurt, sans frictions et sans rupture de pont entre la forme Jing et la forme Shen de son Qi, tel qu'en témoigne une expression répandue en Chine : pour demander des nouvelles de la santé de quelqu'un, on demande : « ta de jing shen hao ma ? » ou, littéralement : « son jing-shen est-il bon ? »

他 的精 神 好吗 ?

Elisabeth Martens

le 15 décembre 2011