Petit discours d'anniversaire


La semaine dernière, pendant le cours de médecine chinoise, on a à nouveau bien ri. Cette fois, c'était à propos du "Qi Yi Yuan Lun
气 一 原 论 ", la "théorie du Qi unitaire", trame invisble d'énergie indifférenciée (appellée "wu " ou "l'il n'y a pas") de laquelle, d'après les Anciens de la Chine, surgissent toutes les choses formelles, concrètes, palpables (le "you " ou "l'il y a"). Rien de très risible, me direz-vous... hé bien détrompez-vous!... car ce "Qi Yi 气 一" a été comptabilisé. Non pas par des experts comptables, mais par nos astrophysiciens les plus reputés. Sans rentrer dans les détails techniques, voici le décompte : sur les 100% de matière universelle, 96% est constitué de matière invisible, seulement 4% est de la matière nucléaire, et sur ces 4% de matière nucléaire, une infime portion est de la matière photosensible, c'est-à-dire que nous sommes capable de voir. Cela veut dire que quand nous, "les gens normaux", parlons de "matière", cela vaut pour à peine 0,5% de toute la matière existant dans l'univers. Et cela veut dire aussi que nous, en tant qu'êtres visibles, nous sommes une exception dans la règle d'invisibilité de la matière.


C'est cela qui nous a fait bien rire, parce que d'une part cela donne une autre dimension à nos déceptions, défaites, frustrations, ainsi qu'à nos désirs et à nos peurs, et d'autre part, on s'est sentis tout à coup très entourés et soutenus par tout cet invisible qui nous enveloppe et nous habite... Pour la médecine chinoise, cet invisible n'est autre que le Qi Yi
气 一 , on l'appelle encore "le souffle". Or, si l'on en croit Zhuangzi (4ème siècle AC), on rejoind le Qi Yi 气 一 après la mort. C'est ce que Zhuangzi raconte à son disciple qui, scandalisé, le trouve assis par terre à taper sur une casserole et à chanter juste après le décès de sa femme. Zhuangzi lui dit alors: "de même que ce souffle s'est transformé et avait pris une forme qui elle aussi s'était transformée et avait pris vie, à sa mort par une nouvelle transformation, elle est passée dans la mort, exactement comme se succèdent les quatre saisons". Autrement dit: "yi yin yi yang zhi wei dao 一阴一阳之谓 道" ou "une fois visible, une fois dans invisible, tel est le dao". Donc pendant notre cours, nous avons fait une place à tous ces invisibles pour qu'ils participent à notre journée de Tuina.


Aujourd'hui, j'avais aussi envie d'inviter nos invisibles à notre fête d'anniversaires multiples car, à y bien réfléchir (et j'ai eu le temps depuis presque deux ans que Jean Paul
est parti dans l'invisible), je ne crois toujours pas qu'il existe une vie après la mort, mais je pense que nos consciences singulières s'agglomèrent et s'accumulent pour former une sorte de "conscience humaine universelle", que nos mémoires se fondent l'une dans l'autre et se répandent dans les fascias du ciel, qu'elles circulent ensemble dans les plis et les replis de l'univers. Fascias et membranes, nous les savons indispensables aux échanges ioniques sans lesquels il n'y aurait ni respiration ni photosynthèse, donc pas de vie. De même, à travers les membranes de l'univers, on pourrait penser qu'il existe des échanges entre le petit peu de matière visible que nous sommes et la masse de matière invisible dans laquelle nous voyageons. Lorsque je vous propose d'inviter nos invisibles, il ne s'agit donc pas de rappeler l'âme individuelle de nos défunts pour qu'ils fassent tourner la table, mais plutôt de nous relier au 96% de matière invisible, omniprésente et habitée de la mémoire de nos défunts.


Pour délier l'atmosphère, je commencerai...


Je voudrais d'abord inviter la mémoire de ma grand-mère paternelle dont j'ai hérité le prénom, Elisabeth, les botinnes à boutons, les chapeaux à plumes, la gourmandise et la curiosité, le goût des petits plaisirs de la vie et des fêtes joyeuses. Et puis j'invite aussi notre petit chat psychotique et fragile du système digestif qui est parti il y a trois mois alors qu'elle nous avait accompagné pendant 17 ans sur notre colline de fraises. Et, évidemment, Jean Paul, mon doux mari que j'aime tant, "Laolu", mon "vénérable chemin", mais lui, il est encore là partout, donc je n'en dirai rien de plus.


Qui voudrait encore inviter la mémoire d'un invisible connu et bien-aimé?
... ... ...
D'accord, on invite nos invisibles et on enjambe joyeusement les fascias du ciel pour plonger dans l'inconnu, mais à quoi cela peut-il nous servir?


Je fais ici un détour par une autre comptabilité, celle de la quantité de personnes décédées depuis le début de l'humanité : on l'estime à plus de cent milliards d'individus. Parmi eux, à n'en pas douter, il y a beaucoup de cons, mais j'ose espérer que la plupart d'entre eux sont des gens de "bonne volonté", c'est-à-dire des gens qui ont oeuvré dans le sens de l'évolution. Il se fait qu'actuellement (et ce n'est certainement pas la première fois que cela se passe), la conscience humaine paraît bien grippée, pour ne pas dire carrément malade.


Que reste-t-il comme organes sains à notre humanité? Où en est son système immunitaire? Il est défaillant, certes... et pourtant, toutes ces petites, moyennes et plus grandes organisations qui fleurissent un peu partout sur la planète en parallèle à "l'officialité", on peut les voir comme une marée de globules blancs qui montent au créneau pour phagocyter, digérer et éjecter les courants pervers qui détruisent notre "économie contemplative" (c'est-à-dire, celle qui vient directement de notre travail). Or ces organisations parallèles, où vont-elles puiser leur énergie de combat? En se serrant les coudes, bien sûr, mais aussi en faisant appel aux milliards de mémoires singulières qui habitent les interfaces du Ciel-Terre. Voilà à quoi peut nous servir une plongée régulière dans le Qi Yi 气 一, la matière invisible et commune à tous, vivants et morts, c'est une manière de recharger nos batteries pour pouvoir maintenir la conscience humaine dans le flux de l'évolution... (et c'est ce que nous faisons en pratiquant du Qigong 气功 !)


Elisabeth
15/2/2015