La pleine conscience pour changer le monde ?
Stress, angoisses, burnout, souffrances… Sur le marché du bien-être, la méditation de pleine conscience occupe une place de choix.
Si porter son attention au moment présent peut sans aucun doute être une solution apaisante, conserver son esprit critique, aspirer à des bonheurs ambitieux, et se mettre en projet pour un monde plus juste ne doivent pas pour autant être mis en jachère.
Méditer en pleine conscience (mindfulness) consiste à se concentrer sur l'instant présent et à observer ses pensées, ses émotions, ses sensations. L'objectif est d'accueillir ses états d'âme, moment après moment, sans jugement. "La pratique quotidienne ou régulière de la pleine conscience aide à diminuer l'aspect automatique de nos réactions et a répondre aux situations plutôt qu'à y réagir", explique l'association Émergences (1) qui, en Belgique, propose des activités pour découvrir la pleine conscience. Ainsi, en huit semaines, un cycle de formations permet "de goûter, d’expérimenter et d’acquérir de façon progressive et inductive les premiers outils de ce qui s’avère être en réalité une façon d’être". Le programme comporte des exercices de méditation qui permettent d'intégrer les trois aspects fondamentaux de la pleine conscience : s'arrêter, regarder et agir. Pour Matthieu Ricard, moine bouddhiste tibétain et figure emblématique de la pleine conscience, le message principal qui se dégage de cet enseignement est celui de la bienveillance, de l’altruisme et de la compassion. "C'est en se changeant que l'on changera le monde", résume-t-il dans un ouvrage, co-écrit avec Christophe André, Jon Kabat-Zinn et Pierre Rabhi (2).
La méditation peut être un moteur inattendu pour l'action, explique Sébastien Henry, auteur du programme Méditer et s'engager (3), sur l'application Petit BamBou. "Les émotions négatives que nous ressentons en voyant l'état du monde, nous pouvons les accueillir puis les mettre à leur juste distance. L'énergie et l'élan qui s'en dégagent nous aident à identifier que faire, et à agir pour les autres".
Un essor mondial
La méditation de pleine conscience a été adaptée de la tradition bouddhiste par le médecin et scientifique américain Jon Kabat-Zinn, au début des années 80, comme outil pour réduire le stress. Depuis, le mouvement a pris une envergure internationale en jouissant de la réputation, validée par le corps médical, d'améliorer la santé en reliant autrement le patient aux circonstances de sa vie, en ce compris le stress, la souffrance ou la dépression. La pratique de la pleine conscience a essaimé dans toute la société : entreprises, universités, prisons, écoles, milieux d'accueil des tout-petits… Ouvrages, vidéos et applications méditatives sur smartphones se vendent – et se partagent – comme des petits pains.
Des dizaines de millions de personnes pratiquent la pleine conscience dans le monde. Même le Forum économique mondial de Davos intègre des séances de pleine conscience dans ses sessions de travail ! Au point que certains y voient une forme de récupération. "La pratique de la méditation est bénéfique dans le secteur de la santé comme dans l'enseignement et le monde du travail, assure Elisabeth Martens, biologiste et écrivaine. Mais je reproche aux promoteurs du mouvement de cacher la dimension religieuse de la pleine conscience. La pleine conscience est une pratique issue du 'Vipassana', une méditation bouddhiste. Elle n'est pas laïque". Dans un ouvrage très documenté intitulé La méditation de pleine conscience, l'envers du décor (4), cette fine
connaisseuse du bouddhisme, dénonce "la collusion qui s’est créée entre l’institution bouddhiste et les bonzes du néolibéralisme". Selon elle, les pratiques méditatives sont détournées pour servir les intérêts des élites et en faire une recette de management dans l'intention de normaliser nos comportements. "Des entreprises s'approprient ces techniques orientales pour gérer le stress et améliorer la concentration des travailleurs car cela impacte les performances et donc aussi les profits. Le mouvement de pleine conscience est loin d'éveiller les salariés à leurs conditions de travail", reproche-t-elle.
Dépasser l'instant présent
Pour la philosophe Laurence Devillairs, l’injonction de mindfulness peut, paradoxalement, devenir une forme de pression, une école de l’obéissance. Si nous sommes malheureux, serait-ce parce que nous ne sommes pas capables de cueillir les petits bonheurs de l’instant présent ? "En réalité, nous avons simplement remplacé l’avoir par le faire, substitué aux biens à obtenir le bien-être à conquérir. Être heureux n’est plus posséder mais accomplir, ou plutôt s’accomplir (..), écrit-elle dans Un bonheur sans mesure (5), un essai vif qui invite à s’affranchir de la fascination pour l’instant présent. "Ni être ni avoir, le bonheur relèverait plutôt d’un savoir-faire, de dispositions à adopter. Il nous faudrait tout faire pour être heureux, en s’immergeant dans l’instant.
Ni hier ni demain, maintenant". Mais, dit-elle, le bonheur se tisse de ce désir d’une vie autre, espérée. Il demande une vraie projection. "C’est bien plus agir que savourer. Et l'horizon est toujours plus vaste que nous l'imaginons. Une vie heureuse doit s'écrire en majuscule et en couleur".
JOËLLE DELVAUX
Notes :
(1) Plus d'infos : emergences.org
(2) "Se changer, changer le monde", M. Ricard, Ch. André, Jon K-Z et P. Rabhi, Ed. J'ai Lu, 2015, 213 p., 8 EUR.
(3) Lire notamment "Se reconnecter à soi, agir pour les autres", Sébastien Henry, Ed. J'ai Lu, 2019, 320 p., 7,40 EUR.
(4) "La méditation de pleine conscience. L’envers du décor", Elisabeth Martens, Ed. Investig’Action, 2020, 280 p., 18 EUR
(10 EUR en livre électronique).
(5) "Un bonheur sans mesure", Laurence Devillairs, Ed. Albin Michel, 2017, 144 p., 15 EUR
Source : revue EN MARCHE du 20 mai 2021 page3
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