Un premier pas pour « entrer en sinologie » 

par Elisabeth Martens, le 12 septembre 2005

 

« La plupart des livres qui présentent la Chine partagent la même caractéristique : celle de vouloir analyser la réalité chinoise avec les instruments intellectuels de l’Occident. C’est comme si on voulait faire de l’ébénisterie avec des outils de plombier », écrit André Chieng1.

Dans la boîte à outil de l’ébéniste, l’instrument le plus important pour entrer en Chine, car le plus utilisé, n’est-il pas la langue ? D’abord les langues parlées, puisqu’elles le furent pendant des millénaires avant que n’apparaissent les premières traces d’écriture (Shang, 18ème-16ème AC). C’est durant la période précédente, celles des Xia (3ème millénaire-18ème siècle AC), pour les besoins de réunions interféodales, que les différents parlers des abords du Fleuve Jaune se sont unifiés et ont produit une langue chinoise archaïque, simplifiée par rapport aux précédentes qui comptaient plus de tons, plus consonnes et plus de flexions (grammaire, conjugaison, déclinaison)2. Au cours de la longue et tumultueuse histoire de la Chine, la langue chinoise archaïque, devenue phonétiquement pauvre, s’est à nouveau diversifiée et a donné naissance à de nombreux dialectes. Les innombrables dialectes chinois vivent actuellement en bon ménage avec plus de cinquante autres langues, étrangères à la langue chinoise, tel le turc, le tibétain, le mandchou, le mongol, le dai, le yi, etc., entrées en Chine par croisement et absorption de populations. On oublie parfois que la Chine recouvre un territoire aussi vaste que toute l’Europe et que sa population compte pour le cinquième de l’humanité !

Si l’homogénéité de la culture chinoise a été préservée jusqu’à l’heure actuelle, ce n’est pas grâce aux langues qui, au contraire, ont laissé s’épanouir la diversité culturelle de la Chine. Alors que les langues sont restées dans la rue, l’écriture est, elle, entrée dans les arts et les lettres de la Chine, ce qui fait de la Chine une civilisation de l’écrit et non du discours. C’est l’écriture qui a permis une transmission continue de traditions, de techniques, de savoir-faire innombrables, venus de la nuit des temps jusqu’à nous. Bien que le chinois, parlé et surtout écrit, exerce sur nous un pouvoir d’attraction manifeste, les Occidentaux qui prennent le temps de l’apprendre sont peu nombreux. Ceux qui s’intéressent aux « chinoiseries » le sont d’avantage : les stages de Taijiquan, de Qigong, les séances de za-zen3, les cours de médecine traditionnelle, les ateliers de massage chinois, de réflexologie plantaire et de toute sorte de dérivés de la médecine chinoise (et on ne manque pas d’imagination à ce propos !) s’ouvrent un peu partout en Europe et débordent de participants. D’un côté, nous adulons les traditions chinoises qui nous réconfortent par une mystique « orientalisante » et nous procurent une vague satisfaction grâce à des pratiques de longévité que nous croyons sorties du fond des âges. D’un autre côté, il y aurait fort à parier que le nombre d’inscriptions chuterait bien vite si la condition d’admission à ces multiples formations était d’apprendre le chinois. Nul doute que nous trouverions autre chose pour occuper notre sphère spirituelle : stage de chamanisme, pratique du deedjerido, atelier de construction d’un potager en spirale,etc.

Par circonstances de la vie, j’ai eu la chance de me retrouver sur les bancs de l’école maternelle, à l’âge de 30 ans, pour apprendre le chinois, en Chine. Débarquant à Nanjing (Nankin), je ne savais pas même dire : « bonjour, camarade ! ». C’était encore l’époque des « camarades » (en chinois : « Tongzhi », littéralement : « volonté commune »). Évidemment, cela ne fut pas facile, mais pleinement passionnant, au point où maintenant, 20 ans plus tard, je remercie encore les circonstances de m’avoir largué au beau milieu du « pays du milieu » (traduction de « Zhongguo », ou Chine). J’allais en Chine pour étudier la médecine traditionnelle. Comme je voulais le faire « à fond », je devais suivre un cycle de trois ans. Or, à Nankin, aucun professeur ne pouvait donner ce cursus en anglais, et encore moins en français. C’est pour cette raison que j’ai dû apprendre le chinois. D’abord, le chinois « courant », pour aller acheter des haricots au marché, changer de l’argent à la banque ou discuter avec les malades à l’hôpital, mais aussi le chinois écrit pour suivre les cours à l’université et potasser les syllabus de médecine chinoise. Avec le recul, je me dis que si je n’avais pas été contrainte d’étudier le chinois, je serais passé à côté du meilleur de ce que la Chine avait à m’apporter. Je m’explique : au-delà du simple fait d’apprendre une langue totalement étrangère à la mienne, ce qui représente déjà un fameux gain, j’ai enregistré « malgré moi » (inconsciemment, je ne m’en rendais pas compte sur le moment) une manière différente de penser et d’être au monde. Ce fut une lente procédure alchimique qui s’est mise à l’œuvre, opérant en amont de ma conscience. Plus qu’un gain, il s’agit là d’un réel cadeau que la Chine m’a offert, un cadeau que j’ai peu à peu digéré, puis conscientisé et que, bien des années plus tard, je me sens capable de partager.

Ce changement ne se produit pas du jour au lendemain, vous vous en doutez bien, ni même en trois ans d’étude et de travail sur place. Il faut de la longueur et de la lenteur, c’est indispensable. Il faut sentir les rames du temps qui passe et ne pas s’en lasser. Alors le changement se produit sous forme d’une imprégnation, on pourrait appeler cela de la macération. Certaines personnes ont une réelle prédisposition et font preuve de plus de perméabilité à la « macération sinologique », tel Henri Michaux qui n’a passé que quelques jours en Chine et en tiré une certaine essence. D’autres sont moins « imprégnables » et il faut plus de temps, mais le processus, une fois démarré, ne s’arrête plus. Et l’on se rend compte, tôt ou tard, qu’il y a un « avant » (qu’on soit entré en Chine) et un « après », de la même manière qu’on le dit d’un événement transformateur de notre vie. Car la Chine, n’est-elle pas à l’intérieur de nous ? N’est-elle pas cette part de nous-même que nous ne demandons qu’à dé-couvrir ? Nous promenant dans le monde de la sinologie, nous nous sentons comme dans ce rêve que nous avons déjà tous fait : une énorme maison qui nous est familière, pourtant on s’étonne de passer d’une pièce inconnue à l’autre, et d’encore en découvrir de nouvelles. Souvent la sinologie me fait penser à une gigantesque toile d’araignée sur laquelle on pose une patte qui, même légère et prudente, fait vibrer toute la toile. Puis, on y bascule et on se laisse prendre, d’abord avec quelques réserves, puis avec délice ; on tire sur un fil et c’est toute la toile qui se déroule, par des détours insoupçonnés, par des sentiers inconnus. Que la porte d’entrée soit celle de la poésie, du voyage, des arts martiaux, de la peinture, de la médecine, de la calligraphie…, peu importe : chaque porte ouvre vers un chemin possible pour accéder à ce réseau d’intelligences. Toutefois, la lumière qui guide nos pas incertains et nous permet de bifurquer au bon moment, c’est incontestablement la langue chinoise.

 

 Notes :

1 André Chieng, « La pratique de la chine », p12

2 Marcel granet, « La pensée chinoise »

3 le za-zen est le dérivé japonais du « zuo wang » chinois, ou « s’asseoir dans l’oubli »