« Comment la méditation est devenue un bien de consommation »
par la rédaction de Tibetdoc.org, le 15 janvier 2025
"Comment la méditation est devenue un bien de consommation", tel est le titre d'un article paru dans le Vif-l'Express le 9 janvier 2025, signé Nidal Taibi, avec comme chapeau: "La quête spirituelle se présente aujourd'hui comme une réponse à une époque troublée. Son développement en un marché lucratif, notamment par l'utilisation des données personnelles, pose cependant question.https://www.levif.be/consommation-2/mediation-20-quand-la-quete-spirituelle-devient-un-produit-de-consommation/
La journaliste a interrogé plusieurs auteures pour rédiger son article dont Elisabeth Martens pour son livre "La méditation de pleine conscience, l'envers du décor" (éd. Investig'action, 2019). Voici le compte-rendu intégral de la rencontre entre la journaliste et Elisabeth Martens.
- D’abord, en guise d’introduction, et de manière générale, que vous inspire la large diffusion que connaît la pratique de la méditation aujourd’hui (dans le monde du travail et de l’entreprise, dans l’espace public, structures privées, domaine médical, etc.) ?
Cela m'inspire que les gens sont vraiment mal dans leur boulot et sans doute aussi dans leur peau. La Mindfulness a pris son essor au sein de l'industrie de la high-tech, dans la Silicon Valley : Facebook, Google, Linkedin, etc. Ces multinationales ont été les premières à proposer des séances de Mindfulness à leurs employés en leur annonçant des conditions de travail jamais égalées, sans préciser que le chiffre d'affaire de l'entreprise devrait lui aussi dépasser toute espérance ! Il a fallu que les employés arrivent au travail sourire aux lèvres, plein de vitalité, de propositions inédites, de pensées positives, d'esprit d'équipe, etc. Insidieusement, la direction demande à ses employés de s'investir plus, de mettre plus d'énergie et encore plus d'heures dans le travail.
Ils sont poussés à nouer un lien intime avec leur entreprise, un lien moral, parfois affectif, justifié par la mise en place de ces salles de repos ou de méditation et autres joyeusetés d'équipe. Les employés tombent dans le piège de la "pensée positive", de la valorisation compétitive, ils culpabilisent de se sentir exténués, dépassés, ils n'osent pas déclarer la surcharge de travail, le burn-out, et quand on leur fait savoir qu'ils ne sont plus à la hauteur, c'est la dépression. Le seul but des managers et de leur personnel RH est une augmentation du chiffre d'affaire, sous couvert d'esprit d'ouverture et de convivialité.
Ça, c'est la mentalité des nouvelles entreprises ultralibérales, en réalité, elles poussent tellement à la compétition que l'isolement, le désespoir, le « chacun pour soi » dominent le paysage mental des salariés.
- Selon vous, quels facteurs sociétaux expliquent l'explosion d'intérêt pour la méditation ces dernières années ?
De plus en plus de gens sont fragilisés par ce système de productivité et de rentabilité à tout prix. Si ce n’est pas par le boulot, c'est par le coût de la vie, par l'administration, le fisc, le numérique, les inégalités sociales, etc. Dans le chaos actuel, la Mindfulness peut être ressentie comme une planche de salut moins dangereuse et moins coûteuse que les drogues. On ne peut pas en vouloir aux gens de vouloir se sentir mieux, par contre on doit en vouloir au système ultralibéral qui détruit tout sur son passage. C'est cette machine infernale qu'il faut abattre d'urgence.
Or la Mindfulness telle qu'elle est enseignée chez nous formate nos idées, elle normalise nos comportements, elle nous fait adhérer au bon-vouloir des entreprises et des institutions qui les emploient, elle désamorce les résistances. Bref, elle agit comme un soporifique de la conscience sociale et politique.
- Certaines critiques affirment que la méditation, dans sa version commercialisée, perd son essence spirituelle. Que pensez-vous de cette critique ?
Avec la Mindfulness, la méditation est devenue une sorte de "fast-food de la spiritualité". Le risque est grand de passer à côté de ce que peut apporter la méditation, c'est-à-dire un arrêt. La méditation n'est rien d'autre que « pratiquer l'arrêt ». Pour pouvoir pratiquer l'arrêt, il faut d'abord arrêter de bouger, il faut « s'asseoir dans la paix », « zuo an » dit-on en chinois, et observer ce qui se passe à l'intérieur de soi.
C'est un apprentissage lent et long. Dans les pratiques taoïstes de méditation, il existe des « cartes des chemins intérieurs », similaires à des cartes de géographie où sont dessinées des rivières, des collines, des vallées, des forêts, des plaines. Ces paysages représentant nos organes, nos viscères, nos tissus, sont propices à un voyage intérieur qui se passe dans le silence de nos organes. Est-ce là ce que cela correspond à une « essence spirituelle » ? Pour moi, c'est très organique, physique même.
- Les plateformes comme Headspace ou Petit Bambou rendent la méditation plus accessible, mais peut-on vraiment apprendre à méditer via une application ? Quels en sont les limites ou risques ?
Il y a plus de 20 millions d'utilisateurs pour ces applications de méditation sur nos smartphones. Headspace, Petit bambou et coll. nous apprennent à méditer en quelques séances, dans toutes les positions et dans toutes les situations, un vrai must !... Une voix douce nous invite à nous laisser prendre par la main sans peur, quelques notes de musique planante nous entraînent vers une torpeur bienfaisante, la voix off nous parvient à travers un brouillard aux frontières du sommeil, elle nous guide comme un « pilotage automatique ».
Vers où est emmené le pratiquant ? Se doute-t-il que ses données personnelles sont collectées et digérées par une data-base, que demain son smartphone lui proposera un stage de chamanisme, ou la meilleure synergie de plantes bio pour retrouver le calme intérieur, ou un colloque sur la médecine quantique, si ce n'est pas le dernier best-seller de Matthieu Ricard ? Si ce n'était que cela, ce ne serait pas trop grave, juste quelques millions en plus dans les poches de l'industrie du bien-être, mais il y a pire, la collecte des données personnelles via les applications de Pleine conscience dirige les choix des électeurs vers « ce qu'il est correct de penser actuellement », cela formate la pensée unique qui émane toujours des valeurs des politiques ultralibérales.
- La commercialisation massive de la méditation (studios, applications, formations) en fait-elle un simple produit de consommation ? Est-ce en contradiction avec ses origines philosophiques et spirituelles ?
Les origines de la méditation ne sont pas à chercher dans une religion ou une spiritualité mais dans les processus psychiques de l'être humain. Il s'agit d'une aptitude que tout le monde peut développer, certains peut-être plus facilement que d'autres. Il me semble naturel que ce soit au sein des monastères, des ermitages ou des couvents que cette aptitude se soit le plus développée en raison de la tranquillité d'esprit qu’apportent ces lieux de vie. Mais tout être humain est spirituel, en-dehors de tout contexte religieux.
C'est d'ailleurs un des critères mis en avant par la Mindfulness pour divulguer largement ses pratiques, les rendre accessible à tous. Hélas, elle a beaucoup d’accointances avec l'industrie du bonheur qui empoche des milliards de dollars par an sur le dos de notre crédulité et de notre mal-être. Cette industrie nous fait croire que notre « taux de bonheur » ne dépend que de nous-même, que notre développement personnel doit être notre principale préoccupation, si nous nous sentons mal, c'est qu'on doit faire un « retour sur nous-même », etc. La Mindfulness est un de ses acolytes dévoués et tout comme elle, les coachs de Pleine conscience n'évoquent jamais nos conditions de vie et de travail, or pour atteindre un certain bien-être elles sont tout aussi importantes que nos aptitudes intérieures.
La détresse humaine dont se nourrit l'ultralibéralisme est rendue supportable par toutes ces pratiques issues du développement personnel et de l'industrie du bonheur.
- La méditation, souvent associée au bouddhisme ou à d'autres traditions orientales, a-t-elle été "détournée" dans le contexte occidental ? Cette évolution est-elle bénéfique ou problématique ?
La méditation n'est pas spécifique au bouddhisme bien que le bouddhisme se sert de cet atout pour se faire connaître en Occident, en particulier le bouddhisme tibétain dont la large diffusion a une visée politique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Mindfulness a démarré de la Silicon Valley, plusieurs de ses patrons sont liés au Mindfulness Institute dont le président d'honneur n'est autre que le dalaï-lama. Qui dit dalaï-lama pense "International Campain for Tibet" (ICT, sous label Free Tibet) et, automatiquement, "lutte contre le Parti communiste chinois". La CIA puis la NED (rejeton de la CIA) soutiennent finacièrement et logistiquement l'ICT. La campagne "Free Tibet" est à lire et à comprendre comme une prolongation de la guerre froide, une guerre entre la Chine et le Etats-Unis qui risque de devenir chaude à tous moments. Dès lors on comprend mieux la raison de la pénétration de la Mindfulness dans les plus hautes instances gouvernementales comme le parlement européen, et dans les lieux publics: entreprises, hôpitaux, écoles, etc.
- Selon vous, la popularité actuelle de la méditation est-elle une mode passagère ou une transformation durable de nos modes de vie ? Quels en seraient les effets à long terme ?
J'espère sincèrement que les pratiques méditatives vont se répandre, mais sans le caractère « kleenex » ou « m'as-tu-vu » qu'elles ont actuellement. J'espère qu'elles deviendront une pratique à laquelle les gens puissent recourir en vue de se renforcer, personnellement et mutuellement, et que ce renforcement serve à inverser la vapeur, c-à-d. à abolir le système économique et financier qui nous dirige par le bout du nez depuis presque trois siècles et qui engendre guerres, famines et destructions des écosystèmes planétaires. C'est la seule transformation durable sur laquelle nous devons compter, car elle conditionne toutes les autres, et les pratiques méditatives peuvent nous aider à atteindre ce but.
Elisabeth Martens,
auteure de :
« Histoire du bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », éd. L'Harmattan, 2007
« Tibet au-delà de l'illusion », avec Jean-Paul Desimpelaere, éd. Aden, 2009
« Qui sont les Chinois ? Pensées et paroles de Chine », éd. Max Milo, 2013
« La méditation de Pleine conscience, l'envers du décor », éd. Investig'Action, 2020
« Tibet en transition », éd. La route de la soie, 2024
« Miroir de Chine, 20 récits de métamorphose », à paraître aux éd. La route de la soie, 2025
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